La preuve en droit social : anticiper pour mieux sécuriser

Le contentieux en droit social connaît un rebond ces 2 dernières années, pour atteindre 11 175 saisines au fond en 2024 selon les derniers chiffres communiqués par le conseil de prud’hommes de Paris. Quelles que soient la cause et l’issue de ces litiges entre employeurs et salariés, la notion de preuve revêt un caractère autant sacralisé que stratégique. En effet, le droit social applique le principe de la liberté de la preuve. Ce principe connaît néanmoins certaines limites, telles que l’obligation de produire un élément de preuve loyal, pertinent et proportionné par rapport à la plainte. De même, la jurisprudence est constante sur un point : le salarié bénéficie d’une protection accrue concernant le respect de sa vie personnelle et la protection de ses données personnelles, en accord avec les dispositions du RGPD.

La preuve en droit social : anticiper pour mieux sécuriser
En droit social, anticiper la preuve, c’est sécuriser l’entreprise tout en respectant les droits des salariés

Tout l’enjeu aujourd’hui pour les entreprises et leurs responsables RH repose donc sur la manière de prouver des faits sans pour autant contrevenir aux droits de la partie adverse. Lorsque le principe de la liberté de la preuve s’applique, la réponse à cette question est loin d’être aisée. Voici un rappel des principes fondamentaux de l’administration de la preuve en droit social ainsi que la position actuelle de la jurisprudence.

Les contours du principe de liberté de la preuve en droit social

Ce que dit la loi

Le principe de liberté de la preuve en droit social repose avant tout sur une application du Code de procédure civile, en l’absence de dispositions spécifiques. En effet, l’article 9 du Code de procédure civile applicable à toutes les juridictions dispose que “Il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention.

À la lecture de cet article, employeurs comme salariés sont donc autorisés à produire tout mode de preuve leur permettant de légitimer leur demande. Dans les faits, plusieurs restrictions légales et jurisprudentielles viennent encadrer l’admission de la preuve en droit social.

Les restrictions légales 

Bien que le principe soit la liberté de la preuve en matière de droit du travail, ce principe n’est pas sans limites comme l’on peut s’en douter. Tout d’abord, cette liberté est encadrée d’un point de vue légal. Ainsi, un juge pourra refuser tout élément de preuve : 

  • portant atteinte à la vie privée du salarié ;
  • ne respectant pas la protection des données personnelles, notamment au regard des dispositions du RGPD.

Les employés et responsables RH sont donc invités à distinguer ce qui relève de la vie privée de chaque salarié.

En effet, le respect de la vie privée du salarié s’applique également au sein de l’entreprise. Ainsi, les communications présentées comme personnelles (ex. : mail sur une messagerie professionnelle dont l’intitulé ne laisse aucun doute sur le caractère privé du message, Cass. soc., Nikon, 2001) ou bien encore les affaires personnelles ne peuvent faire l’objet d’un élément de preuve à l’encontre du salarié. 

De même, le règlement général sur la protection des données (RGPD) ajoute 4 principes fondamentaux à respecter : 

  • informer préalablement les salariés de la collecte et du traitement des données les concernant, et ceci en toute transparence dans le règlement intérieur, la charte informatique ou bien encore une note d’information sur la politique d’application du RGPD au sein de l’établissement (nature des données conservées, destinataire, finalité du traitement, droit d’accès, de rectification ou d’opposition…) ;
  • justifier d’une base légale, autorisant l’employeur à récolter des données (ex. : l’intérêt légitime de se défendre en justice –  6.1.f du RGPD) ;
  • conserver uniquement les données qui sont strictement nécessaires au but poursuivi, ce qui exclut les collectes de données préventives (ex. : conservation de fichiers de vidéosurveillance sur plus d’un mois alors qu’aucun incident justifiant de produire un élément de preuve par vidéo n’est constaté) ;
  • réaliser une analyse d’impact relative à la protection des données (AIPD) et la transmettre à la CNIL, afin d’évaluer les risques d’atteinte aux libertés individuelles des salariés lors de la mise en place de dispositifs de contrôle pouvant être considérés comme intrusifs (vidéosurveillance généralisée dans toute l’entreprise, géolocalisation, installation d’un logiciel de surveillance sur les ordinateurs professionnels…).

Au-delà du risque d’irrecevabilité de la preuve devant un juge, une entreprise ne respectant pas ces limites légales et réglementaires s’expose également à une condamnation pour atteinte à la vie privée du salarié et à une sanction de la CNIL (amende administrative pouvant représenter jusqu’à 4 % du chiffre d’affaires annuel).

Les limites jurisprudentielles

La liberté de la preuve se heurte rapidement à d’autres principes fondamentaux s’appliquant en droit social. 

La jurisprudence a ainsi progressivement consacré 3 principes à respecter dans la production d’un élément de preuve :

  • la loyauté, c’est-à-dire ne pas utiliser un quelconque stratagème déloyal pour prouver une erreur du salarié (ex. : caméra cachée Cass. Soc., 10 nov. 2021) ;
  • la pertinence de l’élément de preuve par rapport au litige (ex. : consulter les données GPS d’un véhicule de service pour prouver le contournement de son utilisation professionnelle à des fins personnelles par un salarié) ;
  • le caractère proportionnel de la preuve, qui permet dans certains cas d’admettre un mode de preuve portant atteinte à la vie privée du salarié, lorsqu’il est avéré qu’aucun autre élément de preuve ne pouvait être produit (ex. : visionnage d’une vidéosurveillance de sécurité indispensable à l’exercice du droit à la preuve et proportionné au but poursuivi, Cass. Soc., 14 février 2024).

Les principaux modes de preuve à la disposition des entreprises

Face à ces limites légales et jurisprudentielles venant tempérer le principe de liberté de la preuve, les entreprises et responsables RH sont en droit de se demander concrètement : quels sont les modes de preuve admis devant un tribunal ?

Voici quelques éléments de réponse…

Les écrits

Comme dit l’adage, les paroles s’envolent, les écrits restent. Les documents écrits demeurent ainsi des éléments de preuve par excellence, que ce soit en droit social ou dans d’autres domaines par ailleurs.

Ainsi, tout ce qui concerne les dispositions contenues dans un contrat de travail écrit et ses avenants signés par les deux parties permettent de prouver les fondements de la relation contractuelle entre salarié et employeur.

Le règlement intérieur signé par le salarié, ainsi que les notes de service et mails internes notifiés comme lus par le salarié peuvent également servir de preuve de la connaissance et de l’acceptation du salarié concernant les mesures disciplinaires, la sécurité, les restrictions d’usage des outils informatiques au sein de l’entreprise…

Les courriels professionnels

Attention ici, par mail professionnel l’on fait référence aux mails qui sont identifiables comme tels et conservés dans des conditions garantissant l’absence de modifications ultérieures. 

Pour rappel, un mail dont l’objet apparaît comme personnel sur la messagerie professionnelle du salarié n’est pas considéré comme un mail professionnel selon la jurisprudence constante sur ce point. 

Les témoignages 

Ce mode de preuve – bien qu’admis – est à solliciter avec précaution. En effet, les témoignages de collègues peuvent revêtir une vision subjective des faits. De même, recueillir des témoignages peut entraîner des tensions au sein de l’entreprise.

Afin d’apporter un cadre juridique au recueil de témoignages, ces derniers doivent être idéalement rédigés via le formulaire CERFA n°11527*03.

Les enregistrements audio et vidéo

Là encore, la vigilance est de mise concernant ces dispositifs, notamment au regard du RGPD. 

Ainsi, tout enregistrement audio ou vidéo réalisé sans en informer préalablement le salarié est considéré comme illicite et sera susceptible d’être irrecevable en justice. L’employeur tout comme le responsable RH doivent donc veiller à produire une preuve de l’information délivrée au salarié (ex. : faire signer une notice d’information présentant clairement le possible enregistrement du salarié durant ses heures de travail à tel poste…).

Bon à savoir : la jurisprudence prévoit une atténuation à ce principe, lorsqu’il est avéré qu’il n’y avait pas d’autres moyens de prouver les faits que par un enregistrement clandestin (ex. : un salarié qui enregistre une conversation avec son employeur sans l’en informer pour prouver des faits de harcèlement, Cass. Soc., 10 juillet 2024).

Les données numériques et issues des systèmes d’information RH

Les badges pour prouver la présence d’un salarié, les logs informatiques ainsi que les systèmes de géolocalisation peuvent apporter de précieuses données concernant l’absence d’un salarié, le respect de l’utilisation des outils professionnels mis à sa disposition, etc.

Dans ce cas, ces éléments peuvent bien évidemment servir d’éléments de preuve.

Les constats de commissaires de justice et les expertises

Il s’agit ici d’éléments de preuve avec une force probante élevée. Autrement dit, la partie adverse pourra difficilement démentir un tel élément de preuve, notamment en ce qui concerne les constats de commissaires de justice.

En effet, ces officiers publics et ministériels garantissent un constat établi en toute impartialité et transparence.

L’expert quant à lui peut intervenir pour attester par exemple du niveau de sécurité des équipements mis à disposition des salariés. 

Ces interventions sont payantes, mais permettent à l’entreprise de produire des modes de preuve qui seront pleinement considérés par un juge.

Votre formation sur ce thème

 LES RENDEZ-VOUS DU DROIT SOCIAL 

2 jours – En présentiel ou à distance

  • Intégrer dans sa pratique les dernières évolutions législatives et décisions de jurisprudence dans le domaine du droit du travail et du droit de la sécurité sociale.
  • Analyser les incidences de ces modifications sur les pratiques RH dans l’entreprise.

Les pratiques RH pour sécuriser la preuve au quotidien

Les employeurs et RRH sont fortement sollicités dans un environnement toujours plus contentieux. L’objectif n’est pas de constituer dans la précipitation des éléments de preuve permettant de faire la lumière sur un litige, mais d’anticiper cette gestion de la preuve afin de garantir le respect des droits de chaque partie.

Cela passe concrètement par : 

  1. un recensement des situations possiblement litigieuses (mesures disciplinaires, gestion et rémunération du temps de travail, discrimination, harcèlement, insécurité…) ;
  2. la formalisation des procédures internes en matière de preuve (signature d’une charte d’information, création d’un modèle d’avertissement, établissement d’une grille de sanctions consultable par les salariés…) ;
  3. la conservation des éléments de preuve sur des supports sécurisés (ex. : outils SIRH, coffre-fort numérique…) ;
  4. des comptes rendus après de possibles litiges pour identifier les axes de progression concernant la gestion de la preuve au sein de l’entreprise ;
  5. la participation des représentants du personnel dans la mise en place des dispositifs de contrôle ;
  6. la réalisation d’audits en interne concernant la politique de l’entreprise au regard des exigences du RGPD ;
  7. la veille jurisprudentielle, afin de s’enquérir des modes de preuve admis devant un juge selon différentes situations.

Pour conclure sur ce sujet en perpétuelle évolution, la preuve en droit social repose sur un juste équilibre entre le respect des droits fondamentaux du salarié et la nécessité pour une entreprise d’encadrer ses salariés.

Cet équilibre parfois difficile à obtenir passe nécessairement par l’anticipation, avec une gestion de la preuve répondant aux exigences légales et jurisprudentielles en vigueur. L’employeur, le responsable RH tout comme les représentants du personnel sont donc invités à travailler de concert pour établir une relation de confiance permettant un cadre sécurisant au travail.



Qu'avez-vous pensé de cet article ?

Note moyenne de 0/5 basé sur 0 avis

Soyez le premier à donner votre avis

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *