Droit de se taire : de l’application raisonnée d’un nouveau droit par le Conseil d’Etat

Jusqu’à encore récemment, le Conseil d’État considérait que le principe du rappel du droit de se taire « a seulement vocation à s’appliquer dans le cadre d’une procédure pénale » (Conseil d’État, 24 juin 2023 n° 473249). Après les notaires (8 décembre 2023, n° 2023-1074 QPC) et les magistrats, le Conseil Constitutionnel a statué : ne pas informer un fonctionnaire visé par une procédure disciplinaire de son droit de se taire est contraire à la Constitution.

Droit de se taire : de l’application raisonnée d’un nouveau droit par le Conseil d’Etat

Le juge constitutionnel juge la deuxième phrase du troisième alinéa de l’article 19 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983, dans sa version modifiée par la loi n° 2016-483 du 20 avril 2016, ainsi que l’article L. 532-
4 du Code général de la fonction publique
, non conformes aux exigences de l’article 9 de la Déclaration de 1789.

Décision n° 2024-1105 QPC du 4 octobre 2024

Conséquences :

  • abrogation de ces dispositions au 1er octobre 2025 ;
  • d’ici là, le fonctionnaire visé par une procédure disciplinaire doit être informé de son droit de se taire.

À quel stade de la procédure disciplinaire ce droit s’applique-t-il précisément ?

Dans la mesure où le Conseil constitutionnel a précisé que l’inconstitutionnalité soulevée peut être  invoquée dans les procédures en cours et non encore jugées définitivement, quels sont les effets juridiques d’un manquement à ce rappel ?

C’est à ces questions que le juge suprême répond de manière très pragmatique et didactique le 19 décembre 2024 à l’occasion du recours d’un magistrat.

Quand s’applique le rappel du droit de se taire ?

Sans surprise, le Conseil d’État, tenu par la position du Conseil Constitutionnel, change sa position
de juin 2023 et applique le rappel du droit de se taire aux procédures disciplinaires
des agents publics, en l’occurrence un magistrat.

Il considère en effet que de l’article 9 de la Déclaration de 1789 résulte le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire ; ces exigences s’appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mai, aussi à toute sanction ayant le caractère d’une punition.

Partant, ce principe implique que l’agent public faisant l’objet d’une procédure disciplinaire ne peut être entendu sur les manquements qui lui sont reprochés sans qu’il soit préalablement informé du droit
qu’il a de se taire.

Par conséquent, l’agent doit être avisé, avant d’être entendu pour la première fois, qu’il dispose de ce droit pour l’ensemble de la procédure disciplinaire.

Et c’est là le nœud du problème qu’entend le juge suprême par « avant d’être entendu pour la première fois » notamment durant…

… Les enquêtes administratives ?

Ces enquêtes servent à établir les faits notamment et pas seulement, loin de là en vue d’une éventuelle procédure disciplinaire que l’administration peut prouver par tout moyen (y compris des détectives privés : Conseil d’État, n° 355201, 16 juillet 2014). La liberté dans le choix des enquêteurs est uniquement limitée
par l’absence d’animosité personnelle envers l’agent concerné (Cour administrative 26 avril 2011) et la confrontation entre l’agent et les témoins n’est pas obligatoire (Cour administrative d’appel de
Nancy, n° 15NC02371, 20 décembre 2016).

L’autorité investie du pouvoir disciplinaire peut, entre autres outils de l’enquête administrative, légalement infliger à un agent une sanction sur le fondement de témoignages (Conseil d’État n° 463028 du 5 avril 2023), y compris anonymisés à la demande des témoins, lorsque la communication de leur identité serait de nature à créer un risque avéré de préjudice (Conseil d’État, n° 462455 du 22 décembre 2023) sans que cela soit contraire à la loyauté (Cour administrative d’appel de Bordeaux, 7 avril 2022,
n° 19BX04777). En contrepartie, durant la procédure disciplinaire, l’agent doit avoir accès aux témoignages écrits utilisés contre lui, sauf si leur divulgation présente un risque aggravé de préjudice (Conseil d’État, n° 462455, 22 décembre 2023).

La question de la nécessité du rappel du droit de se taire est dans ce cadre particulièrement importante.

Au cours des plaidoiries lors de l’audience du Conseil Constitutionnel du 29 septembre 2024 qui a conduit à l’extension du droit de se taire aux agents publics, l’application de ce droit aux enquêtes administratives a été abordée sans que le juge constitutionnel n’y apporte de réponse (puisqu’on ne
lui avait pas posé la question).

La Cour administrative d’appel de Paris a rapidement pris position en faisant un pas de côté pour éviter frontalement la question : « les conditions d’une enquête administrative n’affectent pas la régularité de
la procédure disciplinaire ultérieure ». Conséquence, exit tous les moyens d’irrégularité de l’enquête, y compris celui de l’absence d’information du droit de se taire (Cour administrative d’appel de Paris, 23 octobre 2024, n° 23PA03210).

Le Conseil d’État s’est réuni le 6 décembre et, à peine 13 jours plus tard, le 19 (Conseil d’État,
19 décembre 2024, n° 490157) a répondu, avec mesure et pragmatisme, de manière très
didactique, à cette question en distinguant trois situations.

1. Les échanges ordinaires avec les agents dans le cadre de l’exercice du pouvoir hiérarchique : pas de rappel du droit de se taire nécessaire

Rappelons ici que l’agent est astreint à une obligation de loyauté et d’honnêteté notamment vis-à-vis de son employeur (Conseil d’État, 30 novembre 2017, n° 409880).

On comprend aisément que l’application d’un droit de se taire à ces situations de gestion managériale entraînerait une complexité dans les rapports avec les agents. Imaginons un agent qui refuserait systématiquement de répondre à son supérieur au motif qu’il aurait une garantie constitutionnelle
de se taire…

2. Les enquêtes et inspections diligentées par l’autorité hiérarchique et par les services d’inspection ou de contrôle : pas de rappel du droit de se taire nécessaire

Là encore, c’est en toute logique que se positionne le juge suprême.

En effet, l’enquête administrative trouve à s’appliquer bien au-delà de la discipline, c’est un outil, parfois utilisé inconsciemment, par exemple, en matière de santé et sécurité au travail (F3SCT), d’imputabilité au service, de mise en œuvre de dispositif de signalement… un droit de se taire indifférencié serait un obstacle au recueil des faits permettant de prendre une décision ou de gérer une situation.

On pourrait ici soulever que durant ce genre d’enquête, il est possible qu’un agent soit entendu comme simple « témoin » avant de devenir « l’objet » de l’enquête.

Par exemple le refus d’imputabilité au service peut être motivé par une faute personnelle détachable du service ou l’enquête dans le cadre du dispositif de signalement d’actes de discrimination, de harcèlement
ou de violence peut révéler un comportement fautif de l’agent alors même qu’il a déjà été entendu… Faudrait-il rappeler à tous les agents entendus le droit de se taire, ce qui compliquerait passablement le
recueil des informations…

Là encore, le juge suprême fait preuve de réalisme et précise que le droit de se taire ne s’applique
pas non plus durant les enquêtes qui sont susceptibles de révéler des manquements commis par un agent.

Par exemple, un agent qui serait identifié durant une enquête à la suite d’un signalement pour une situation de harcèlement d’ambiance et qui s’avèrerait, au cours de l’enquête, être un des auteurs de cette ambiance, ne pourrait soulever le moyen de l’absence du rappel du droit de se taire quand bien même il
aurait déjà été interrogé avant le déclenchement de la procédure disciplinaire.

3. Enquête alors que la procédure disciplinaire est déjà engagée : application du rappel du droit de se taire

Dans le cas où l’autorité disciplinaire a déjà engagé une procédure disciplinaire à l’encontre d’un agent et
que ce dernier est ensuite entendu dans le cadre d’une enquête administrative diligentée à son endroit, à la demande du conseil de discipline, pour confirmer certains éléments sur initiative de l’employeur ou à la demande de l’agent (l’enquêteur a l’obligation d’entendre tous les témoins demandés par l’agent, sous peine d’entacher l’enquête d’impartialité Cour administrative d’appel de Douai, 29 novembre 2012,
n° 11DA01841), il incombe aux enquêteurs de l’informer du droit qu’il a de se taire.

Au final, le rappel du droit de se taire ne s’applique que durant l’enquête ayant pour objet une procédure disciplinaire alors que l’agent est entendu comme « auteur » présumé des faits.

Afin d’éviter tout débat sur ce point, il semblerait opportun de formaliser l’enclenchement d’une procédure disciplinaire en notifiant à l’agent tous ses droits (accès au dossier, accompagnement…),
dont le droit de se taire qui lui sera rappelé par les enquêteurs si cette procédure amène l’employeur à compléter ou diligenter une enquête administrative alors que la procédure disciplinaire a été engagée.

Tempérance, donc, dans les moments du nécessaire rappel du droit de se taire et tempérances également dans les conséquences d’une carence dans son rappel.

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Quelles conséquences d’une carence dans le rappel à l’agent de son droit de se taire durant l’enquête administrative à caractère disciplinaire ou au moment du déclenchement de la procédure disciplinaire ?

Cette question est d’autant plus intéressante que le Conseil constitutionnel, dans la Décision n° 2024-1105 QPC du 4 octobre 2024 susmentionné a précisé que l’inconstitutionnalité de l’absence du
rappel du droit de se taire peut être invoquée dans les procédures en cours et non encore jugées définitivement ?

Alors, toutes les décisions qui ont été prises sans que l’employeur n’ait rappelé le droit de se taire aux agents concernés sont-elles susceptibles d’un accueil favorable en recours pour excès de pouvoir sur ce motif ?

Ce fut la position de la Cour administrative d’appel de Paris qui, avant même la position du Conseil Constitutionnel sur les agents publics, a annulé la sanction infligée à un agent au seul motif qu’il n’avait pas été informé du droit qu’il avait de se taire lors de la procédure disciplinaire estimant que cette carence l’avait privé d’une garantie -coucou Danthony- rendant la procédure irrégulière (Cour administrative d’appel de, Paris,
n° 22PA03578, 2 avril 2024).

Va-t-on dès lors assister à un raz de marée d’annulation dans les mois à venir ?

Et bien non ! Le juge suprême a bien heureusement une appréciation beaucoup plus modérée des effets du défaut du rappel du droit de se taire lorsque celui-ci est requis.

Il pose comme principe que cette irrégularité n’est susceptible d’entraîner l’annulation de la sanction prononcée que lorsque, eu égard à la teneur des déclarations de l’agent public et aux autres éléments
fondant la sanction, il ressort des pièces du dossier que la sanction infligée repose de manière déterminante sur des propos tenus alors que l’intéressé n’avait pas été informé de ce droit.

Exit Danthony, le rappel du droit de se taire n’est pas une garantie (le juge ne le mentionne même pas).

L’appréciation de l’absence du rappel du droit de se taire durant la procédure disciplinaire et les enquêtes disciplinaires se fera au cas par cas, et n’entraînera l’annulation de la décision en litige que si les propos
tenus alors que l’intéressé n’avait pas été informé de ce droit sont déterminants dans la prise de décision.

En l’occurrence, dans l’affaire soumise au juge, un magistrat a été entendu par l’Inspection générale de la justice (IGJ) après l’engagement de poursuites disciplinaires par le garde des Sceaux, sans avoir été informé de son droit de se taire (qui lui a été rappelé par la suite).

Le juge suprême a jugé, en application des modalités d’appréciation susmentionnées, que l’absence initiale d’information par l’IGJ sur le droit de se taire n’entachait pas la légalité de la sanction infligée au magistrat, celle-ci ne reposant pas de manière déterminante sur les déclarations faites lors de cette
audition.

Moralité :

Le rappel du droit de se taire, il est vrai, protège l’agent, mais sans excès.

L’absence de ce droit, pour être condamnée, Doit prouver son impact sur la décision prononcée.

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