Partager la publication "Le balancier de la Cour de cassation en matière de réparation des préjudices en droit social : entre nécessité et réalisme"
Vers un élargissement de la réparation « préjudice nécessaire »
Ainsi, l’omission de la remise de l’attestation Pôle Emploi à un salarié quittant l’entreprise pour prendre sa retraite pouvait lui permettre d’obtenir des dommages et intérêts. Cette jurisprudence extrêmement protectrice pour le salarié qui déconnectait l’indemnisation de la réalité du préjudice était très éloignée de la conception même de réparation du préjudice.
Un revirement radical : l’indemnisation conditionnée à la preuve
Il aura fallu attendre le 13 avril 2016 (Cass. Soc, 13 avril 2016, n°14-28293) pour que cette même chambre opère un virage à 180 degrés et considère désormais que l’indemnisation d’un préjudice suppose que le salarié en fasse la preuve. Autrement dit, même en cas de manquement de l’employeur, dès lors que le salarié ne parvient pas à faire la preuve de son préjudice, aucune indemnisation n’est due.
La Cour de cassation est alors passé d’un extrême à un autre, indemnisant dans un premier temps les manquements mineurs sous couvert de « préjudice nécessaire », refusant dans un deuxième temps d’indemniser des manquements graves, arguant de l’absence de preuve de la réalité du préjudice.
Des décisions contradictoires : entre sanctions et impunités
Tantôt puni pour des faits mineurs (Cass. soc, 17 septembre 2014, n° 13-18850 ; Cass. Soc, 12 janvier 2011, n° 08-45280), tantôt impunis pour des manquements graves (Cass. Soc, 17 mai 2016, n° 14-23138 ; Cass. Soc., 13 sept. 2017, n° 16-13578 ; Cass. Soc, 20 septembre 2017, n° 15-24999 ; Cass. Soc, 29 juin 2017, n° 16-11280 ; Cass. Soc, 3 mai 2018, n° 16-26796) le moins qu’on puisse dire c’est que ce volte-face, très profitable aux employeurs se rapprochaient de la conception de la responsabilité contractuelle du Code civil oubliant les spécificités du contrat de travail et son lien de subordination.
Une prise de conscience progressive : atténuation de la rigueur
Visiblement consciente des effets négatifs de cette jurisprudence très rigoureuse, la Cour a fini par nuancer sa position. Elle a commencé à le faire timidement dans un arrêt du 13 septembre 2017 (Cass. Soc, 13 septembre 2017, n°16-13578) en matière de dommages et intérêts en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse. Elle l’a fait de façon plus affirmée dans un arrêt du 17 octobre 2018 (Cass. Soc, 17 octobre 2018, n°17-14392) estimant que l’absence de mise en place des représentants du personnel alors que l’employeur y est tenu est une faute qui cause « un préjudice aux salariés, privés ainsi d’une possibilité de représentation et de défense de leurs intérêts ».
C’est finalement le 16 septembre 2020 que l’infléchissement de la jurisprudence de la Cour de cassation est plus visible (Cass. Soc, 16 septembre 2020, n°18-19889). En l’espèce le salarié n’avait pas eu ses entretiens professionnels mais il ne les avait pas sollicités auprès de son employeur. Il demandait des dommages et intérêts en raison du manquement de l’employeur à la tenue desdits entretiens, demande rejetée par la Cour d’appel de Paris, au motif que le salarié n’apportait la preuve d’un préjudice résultant de l’absence d’entretien. La Cour de cassation rappelle alors que « l’employeur assure l’adaptation des salariés à leur poste de travail et veille au maintien de leur capacité à occuper un emploi » et qu’à ce titre les salariés doivent bénéficier d’un entretien professionnel de manière régulière même s’ils n’en font pas la demande, soit tous les deux ans. Alors même que le salarié n’a pas fait la preuve de son préjudice, la Cour de cassation casse l’arrêt de la Cour d’appel et octroi des dommages et intérêts au salarié.
Une tendance confirmée : Indemnisation sans preuve de préjudice
Dès lors, elle n’arrête plus, en octroyant des dommages et intérêts sans preuve de la réalité du préjudice lorsque la durée quotidienne du travail est dépassée (Cass. Soc, 11 mai 2023, n°21-22281), quand la durée hebdomadaire maximale est dépassée (Cass. soc., 26 janv. 2022, n° 20-21636 ; Cass. soc. 27 septembre 2023, n° 21-24782) et très récemment en cas de non-respect des temps de repos conventionnels (Cass. soc, 7 févr. 2024, n° 21-22809).
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Équilibre retrouvé ? Entre manquements légers et graves
Est-ce pour autant le retour du préjudice automatique ? Cela ne semble pas être le cas. La Cour de cassation semble arriver à un point d’équilibre. D’un côté les manquements « simples ou légers » de l’employeur à ses obligations, lesdits manquements n’entraînant pas nécessairement un préjudice, le salarié souhaitant obtenir des dommages et intérêts à ce titre devra faire la preuve dudit préjudice. D’un autre côté, les manquements « graves ou impardonnables » de l’employeur, leur gravité étant telle que l’indemnisation du salarié est automatique sans que ce dernier n’ait à démontrer un quelconque préjudice, l’ampleur du manquement se suffisant à elle-même.
La question stratégique est alors de distinguer un manquement léger et un manquement grave. Là encore, la jurisprudence de la Cour de cassation donne de sérieuses indications sur les manquements de l’employeur qu’elle considère comme d’une particulière gravité. Il s’agit en définitive des manquements de l’employeur aux obligations fondamentales du contrat de travail (obligation de sécurité qui inclue le respect des durées du travail et des repos, obligation de formation et d’adaptation au poste qui inclue le respect des entretiens professionnels, obligation d’exécution de bonne foi du contrat de travail qui inclue le respect des garanties procédurales notamment en matière d’entretien préalable au licenciement).
Il semblerait que la Cour de cassation soit enfin parvenue à atteindre l’équilibre nécessaire entre l’indemnisation d’un préjudice résultant de la preuve de la réalité de ce préjudice et la particularité du contrat de travail et de son lien de subordination qui fait qu’un salarié n’est pas systématiquement placé sur un pied d’égalité dans son rapport avec son cocontractant employeur.