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Bonjour Olivier, comment votre parcours vous a-t-il conduit à plonger dans l’univers des instances représentatives du personnel ?
A l’issue de mes études de commerce, durant lesquelles j’avais fait du syndicalisme étudiant, je ne savais qu’une chose : je voulais voyager. Ce désir d’exploration m’a poussé à choisir un poste dans le commerce international… et dans une société non mercantile, une approche qui me semblait fidèle à mes valeurs. Je l’ai occupé pendant dix ans, travaillant sur l’import-export de produits alimentaires et agricoles.
J’ai ensuite souhaité changer d’univers et en consultant les annonces, j’ai découvert par hasard une offre d’emploi recherchant des spécialistes pour collaborer avec les instances représentatives du personnel. Possédant une expérience significative dans le commerce, j’ai été embauché en tant qu’expert. A l’époque, les entreprises justifiaient généralement les licenciements en avançant un problème de ventes. Mon rôle consistait à examiner l’organisation des réseaux de vente pour y découvrir d’éventuelles faiblesses.
De fil en aiguille, j’ai acquis d’autres compétences car si le problème ne provenait pas de l’organisation des ventes, il fallait poursuivre l’exploration pour en déterminer l’origine.
Quel était alors le statut de ces instances représentatives du personnel ?
Nous étions au début des années 1980. Les comités d’entreprise, créés en 1945 à la Libération, étaient déjà bien implantés. C’était une institution qui vivait et était connue de tous. D’ailleurs, peu de gens le savent mais ils ont énormément contribué à la création du Festival de Cannes. Le projet, lancé avant la guerre, avait avorté en raison du conflit et pour le relancer, le Maire de Cannes s’est fait aider par les grands comités d’entreprise. Encore aujourd’hui, la CGT siège au Conseil d’administration du Festival. Les CE ont aussi participé au lancement du festival d’Avignon. Ces initiatives peuvent sembler anecdotiques mais elles n’avaient rien d’anodin en cette période post-Libération.
J’ai commencé à travailler avec les instances représentatives du personnel en 1983, un an après la promulgation des lois Auroux (à l’initiative du Ministre du Travail de l’époque, Jean Auroux). Elles ont renforcé les prérogatives des représentants du personnel, donnant notamment aux comités d’entreprise le droit « d’éplucher » les argumentaires économiques justifiant les plans de licenciement, nombreux à l’époque. Les lois Auroux leur ont permis de faire appel à des experts pour mieux analyser ces plans de licenciement et c’est dans ce contexte que j’ai trouvé mon poste.
Les lois Auroux sont aussi à l’origine d’une autre instance, le CHSCT. Qu’est-ce qui a motivé sa création ?
C’était une période où les revendications des syndicats ne portaient plus seulement sur des aspects économiques (salaires, etc.) mais aussi sur les conditions de travail. Les gens s’épuisaient souvent au travail, les chaînes étaient encore omniprésentes dans l’industrie avec tous les problèmes de cadence qu’on leur associe… et bien souvent, les salariés ne profitaient pas de leur retraite car ils y parvenaient dans un état de fatigue trop important.
La volonté d’améliorer les conditions de travail était donc un mot d’ordre fort et le CHSCT est une instance très spécialisée sur ces questions – sécurité, hygiène, conditions de travail. Les CHSCT ont connu un démarrage assez lent car ils exigeaient une connaissance très pointue de chaque secteur et de ses risques.
Les comités d’entreprise, comme les CHSCT, s’intéressent aux conditions de travail. Où s’arrêtent leurs responsabilités respectives en la matière ? Ne risquent-ils pas de se « marcher sur les pieds » ?
Ce flou a été reproché au législateur mais c’est volontairement qu’il a souhaité que les rôles se recoupent, à charge pour les élus de se coordonner. Le Code du Travail donne des prérogatives larges aux CE, spécialisées au CHSCT.
Le CE constitue en quelque sorte le « navire amiral » et a à sa disposition un organe spécialisé pour l’aider, le CHSCT. Le premier se réunit a minima chaque mois, le second tous les trois mois mais on leur a donné la liberté d’organiser eux-mêmes leur collaboration. Par exemple, le CHSCT doit inspecter les conditions de travail tous les trois mois mais la loi ne précise pas les modalités de cette inspection : doit-elle être effectuée avec la direction ? En présence du médecin du travail ? En prévenant les salariés à l’avance ? A quel endroit ?
C’est parfois complexe pour les élus mais aussi pour les directions, qui peuvent avoir l’impression que la loi a été mal faite car elle ne précise pas « qui fait quoi » ou comment le faire…
Ce flou a-t-il des conséquences sur le terrain ?
Dans la pratique, il y a des habitudes plus ou moins bonnes qui se prennent et se perpétuent. Un nouvel élu intègre une instance qui a déjà un certain mode de fonctionnement… et qui est souvent convaincue qu’elle respecte la jurisprudence et le Code du Travail. En réalité, l’application du cadre légal est faite de manière hétérogène et la complémentarité entre comité d’entreprise et CHSCT repose avant tout sur le bon sens.
Pour tout projet important, les deux instances doivent être consultées : le CHSCT se prononce toujours en premier, étudiant l’impact que le projet peut avoir sur les conditions de travail sous un angle strictement non-économique ; le CE intervient dans un second temps, s’intéressant à cette dimension économique en intégrant l’avis donné par le CHSCT.
Avez-vous un exemple illustrant cette collaboration ?
Je peux vous donner un exemple simple mais dont les conséquences ne sont pas du tout les mêmes d’une entreprise à l’autre. Imaginez qu’il n’y ait plus de savon dans les toilettes d’une société. Un représentant du CE peut se charger d’aller en réclamer auprès de la direction. Maintenant, si cette même absence de savon a lieu dans un hôpital, le CHSCT va être impliqué car les conséquences peuvent être dramatiques, avec la propagation d’infections, etc.
Et si l’absence de savon devient récurrente, le comité d’entreprise pourra se charger d’étudier ses causes : y a-t-il un problème d’organisation au niveau du service achats ? Un problème de trésorerie ? Les rôles du CE et du CHSCT sont complémentaires.
Dans vos livres, vous insistez beaucoup sur la nécessité de se former quand on assume ce rôle de représentation du personnel…
Effectivement et à mes yeux, la formation la plus utile est la formation interentreprises sur les IRP, qui réunit les élus de différentes entreprises, créant un environnement propice aux échanges. Le formateur peut, bien sûr, présenter le cadre légal pour que les participants prennent conscience qu’ils ne tirent pas profit de la loi comme ils le pourraient… mais la parole du formateur n’aura jamais le même impact que celle d’un alter-ego partageant ses solutions. Je pense qu’il est primordial d’inviter les gens à échanger sur leur façon de faire, ces discussions se révèlent toujours très instructives.
D’ailleurs, on reproche souvent aux formateurs d’être dans la « prescription » alors que les élus ont le sentiment que leurs décisions ne dépendent pas uniquement d’eux mais aussi de la direction.
Justement, quelles sont les relations entre les instances représentatives du personnel et la direction ?
Le rôle des IRP n’est pas facile, ce sont des instances exposées qui sont prises entre deux feux : les salariés, qui trouvent souvent plus simple de s’en prendre aux représentants du personnel qu’à leur patron ; et la direction, qui leur fait parfois subir des pressions. C’est une population particulièrement sujette aux risques psycho-sociaux.
Beaucoup d’élus ont le sentiment de prendre des risques, de prendre des coups, on leur reproche parfois de profiter de leurs heures de délégation et d’être moins productifs – ou plus fainéants – que les autres. Bien qu’ils soient considérés comme des salariés protégés, dans les faits cette protection joue plus ou moins bien et ne les met jamais à l’abri d’un licenciement.
Parfois, les relations sont tendues : par exemple, beaucoup de directions interdisent au CHSCT et au CE d’utiliser l’Intranet de l’entreprise pour publier leurs informations. C’est leur droit… mais cela oblige ces instances à créer leur propre site tout en respectant les normes de sécurité en vigueur dans l’entreprise. La communication devient plus complexe.
N’oublions pas aussi que l’employeur est président du CE et du CHSCT. Souvent, les élus attribuent à ce titre de « Président » une connotation hiérarchique.
Est-ce une source de confusion des rôles ?
Oui, on constate souvent un problème de posture de la part des élus. Ils croient parfois qu’ils sont les auxiliaires de la direction pour faire respecter certaines dispositions dans l’entreprise, par exemple lorsqu’il s’agit de consignes de sécurité. Or, les CHSCT ne sont pas dans la ligne hiérarchique.
Pour prendre un exemple, si l’on constate qu’un ouvrier sur un chantier ne porte pas son casque, c’est à la direction que revient la responsabilité d’obliger le salarié à le mettre. En revanche, le CHSCT peut s’intéresser aux raisons qui poussent l’ouvrier à ne pas porter son casque : doit-il aller le chercher loin du lieu où se déroule le chantier ? Le casque est-il inconfortable ou trop petit ?
Selon vous, d’où provient cette confusion ?
Même si le rôle de représentation du personnel a été formalisé après la Libération avec la création des CE, la fonction de représentation elle-même existait déjà au 19ème siècle. Dans les mines par exemple, certaines personnes avaient la responsabilité – très noble – de faire remonter les problèmes à la direction. Dans d’autres professions, la direction disposait aussi d’une personne chargée de faire accepter les règles de sécurité.
Les directions actuelles aimeraient parfois continuer à fonctionner ainsi, en ayant symboliquement un « contremaître » chargé de faire appliquer les règles de sécurité. Elles confient alors ce rôle au CHSCT. Parfois, elles le font de manière involontaire, par méconnaissance du Code du Travail et des missions réelles du CHSCT.
Il est question aujourd’hui de faire évoluer la représentation du personnel, qu’en pensez-vous ?
On annonçait que la loi Rebsamen allait faire disparaître la pluralité des instances. En réalité, c’est plus complexe : elle autorise le chef d’entreprise, lorsqu’il y a moins de 300 salariés, à regrouper les instances. Autrement dit, il n’y a qu’une seule élection et les élus assument ensuite tour à tour la casquette de CHSCT ou de CE. C’est, de toute évidence, un moyen de réduire les coûts en accolant ces instances. On conservera deux votes pour chaque projet, l’un sous la bannière du CHSCT, l’autre sous la bannière du CE. A terme, cela risque d’induire une dilution de la fonction du CHSCT, qui exige plus de spécialisation.
Justement, le CHSCT a des missions qui touchent aux questions de santé au travail, comment gérer ces problématiques spécifiques et souvent complexes ?
Le rôle des CHSCT a connu un grand tournant en 2002 car la loi a commencé à prendre en compte la dimension mentale de la santé au travail. On ne se limitait plus à parler de la santé physique mais il était aussi question des risques de suicide, de dépression nerveuse, de burn-out… La vague de suicides chez France Telecom, tout comme celle survenue chez Renault à Guyancourt, a été un véritable électrochoc. De tels événements obligent les élus à débattre mais aussi à se former sur ces questions.
Il est difficile pour un élu de gérer ces situations car il n’est ni psychologue, ni médecin… Face à une tentative de suicide, il n’est jamais la solution : sa mission consiste plutôt à enquêter afin d’analyser les circonstances qui ont conduit à un suicide ou à une tentative de suicide, le but étant d’éviter que cela ne se reproduise. Le CHSCT peut tenter d’aider la personne à se sortir de l’impasse, en l’orientant si nécessaire vers d’autres interlocuteurs – la médecine du travail en particulier.
De manière plus générale, le CHSCT implique une excellente connaissance des métiers, de l’organisation du travail et des personnes elles-mêmes. Parfois, l’organisation de l’entreprise complexifie justement la tâche des élus : par exemple, dans les chaînes de magasins, il est difficile de garder un œil sur chacun des magasins tant ils sont parfois dispersés. Tous ne présentent pas le même niveau de risque.
Vous travaillez depuis longtemps avec les représentants du personnel, avez-vous le sentiment que leur rôle a changé ?
Les risques psycho-sociaux ne cessent d’augmenter et j’ai le sentiment que le rapport de force employeur/employé n’évolue pas dans le bon sens. Il y a de plus en plus de précaires et les employés se sentent donc de plus en plus obligés de se taire, avec toute la détresse que cela peut engendrer. Lors des stages que j’anime, je demande systématiquement aux élus s’ils ont déjà rencontré un cas de suicide ou de tentative de suicide… et depuis 2 ans, je n’ai jamais fait une seule formation sans croiser quelqu’un qui y ait été confronté.
Par ailleurs, les évolutions technologiques ont permis des gains de productivité énormes donc les besoins en main d’œuvre diminuent… et les nouveaux métiers qui voient le jour n’exigent pas autant de main d’œuvre. Comment compenser le déficit d’emploi qui se crée ?
De même, on pousse les gens et en particulier les jeunes à créer leur propre emploi à travers le micro-entrepreneuriat… mais tout le monde a-t-il le dynamisme, l’estime de soi et les facultés nécessaires pour y parvenir ? Certains jeunes ont grandi dans un milieu qui ne leur a pas offert le terreau fertile pour devenir des entrepreneurs, on leur a répété qu’ils n’étaient pas compétents, leurs propres parents sont parfois eux-mêmes au chômage, ça ne crée pas des conditions très propices pour avoir confiance en soi.
Enfin, la charge de travail ne cesse d’augmenter et au-delà du volume horaire lui-même, je fais aussi référence à la séparation de plus en plus ténue entre travail et vie privée, au fait de ramener son ordinateur chez soi le week-end… Dans ce contexte, je pense que les CHSCT, comme les CE, ont un rôle de plus en plus important à jouer.