Partager la publication "Interview – Yves Sotiaux : « La coopération est plus productive que la compétition »"
Bonjour M. Sotiaux, pouvez-vous nous raconter votre parcours et ce qui a suscité votre intérêt pour la gestion de projets ?
Bonjour, je suis ingénieur de formation et ai travaillé durant 20 ans en tant que salarié dans les domaines de l’industrie, de l’agro-alimentaire et de la grande distribution. Pendant ces 20 ans, je suis passé par toutes les strates de l’entreprise jusqu’à intégrer le comité de direction d’un acteur majeur de la grande distribution française. J’ai exercé aussi bien des fonctions de management que de gestion de projets, dans des contextes variés. J’ai ainsi managé des équipes hiérarchiques et non hiérarchiques, françaises et internationales. J’ai géré de petits et de grands projets, français et internationaux.
Ayant toujours été passionné par l’Homme, je suis « retourné à l’école » pour suivre une formation au coaching pendant un an et demi. Elle m’a permis d’obtenir une certification de coach individuel et collectif. J’ai ensuite créé ma propre activité, elle consiste à guider mes clients grâce à des conseils tant opérationnels qu’humains pour améliorer le fonctionnement des équipes en général et des équipes projet en particulier.
Quels sont les axes sur lesquels vous pouvez apporter des conseils lors de vos formations ?
Mon intervention porte sur 3 grands axes :
- Le premier est le sens : il faut que chacun trouve un sens à sa mission pour être auto-motivé. Il s’agit de trouver une motivation personnelle à effectuer une tâche au lieu de la réaliser parce qu’on en a reçu l’ordre.
- Le deuxième axe, ce sont les relations: apprendre à retirer les grains de sable dans les rouages des relations humaines.
- Le troisième axe est le temps : faire en sorte que les équipes et les leaders prennent le temps au lieu d’être pris par le temps.
Votre livre porte sur les équipes projet. Pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit et en quoi ce type d’équipe se différencie d’une équipe de travail « classique » ?
Les équipes dites « classiques » fonctionnent en général sur un mode de management hiérarchique où l’on sait qui est son chef et qui sont ses équipiers. A l’inverse, au sein d’une équipe projet, il n’existe pas de lien hiérarchique mais plutôt un fonctionnement transversal. Il y a un commanditaire, qui initie le projet ; un chef de projet, qui veille à la bonne coordination ; des experts, qui apportent chacun leur contribution dans le domaine qu’ils maîtrisent ; des ressources humaines, mobilisées par les experts pour avancer sur le projet.
Vous évoquez l’absence de fonctionnement hiérarchique au sein d’une équipe projet… et pourtant, il y a un « chef » de projet ?
Oui… mais quand ce chef de projet va solliciter différents experts pour mener à bien le projet, il peut les choisir aussi bien parmi les niveaux hiérarchiques inférieurs au sien que parmi les niveaux hiérarchiques supérieurs. La clé pour que ce mode de fonctionnement soit harmonieux réside dans la communication : le chef de projet peut se retrouver à suivre le travail de quelqu’un qui, dans la hiérarchie classique de l’entreprise, serait son n+1 ou n+2… ce qui peut causer des problèmes si la personne n’est pas au courant qu’il y a un mode de fonctionnement transversal !
Le chef de projet a donc plutôt un rôle d’organisation du travail ?
A mes yeux, son rôle premier est de clarifier les zones de flou. Il va d’abord chercher à clarifier les aspects techniques du projet (le but à atteindre, les objectifs à remplir en termes de coût, de qualité, de délai, etc.). Il va également clarifier l’organisation du projet : le fait qu’on fonctionne sur un mode transversal et non hiérarchique par exemple, le découpage du projet, la définition des rôles et fonctions de chacun…
Par exemple, un projet qui se déroule sur une année entière peut être subdivisé en plusieurs sous-projets durant chacun de 3 à 6 mois. On peut avoir des chefs de projet différents pour chacun des sous-projets… et on peut aussi avoir des personnes qui occupent plusieurs fonctions différentes : le commanditaire du projet peut par exemple intervenir comme expert sur une partie du travail.
Louis Schweitzer, l’ancien président de Renault, disait : « Les chefs de projet ne fabriquent rien, ils produisent de l’efficacité ». C’est un point de vue que je partage.
La complexité d’un projet dépend-elle de sa durée ou existe-t-il d’autres déterminants à prendre en compte ?
Un projet peut être court ou mobiliser un petit nombre de personnes… mais pour autant, il peut avoir des conséquences stratégiques importantes. J’évalue donc plutôt les projets en fonction de leur complexité technique et humaine car selon moi, il faut prendre en compte ces deux leviers pour bâtir une stratégie efficace.
Cette manière de fonctionner rejoint-elle la très populaire « méthode Agile » dont on parle beaucoup ces dernières années ?
La méthode Agile peut effectivement ressembler à ce découpage d’un projet en mini-phases mais elle concerne surtout des projets de courte durée, où l’on va faire aboutir les choses par itérations successives en modélisant et en maquettant chaque étape. Elle intervient principalement dans les secteurs d’activité où l’on innove beaucoup.
Par ailleurs, il y a toujours eu des chefs de projet « agiles », bien avant que la méthode Agile ne soit formalisée… de la même manière qu’il y a toujours eu des « entreprises libérées » bien avant que le sujet ne fasse la Une des médias.
Faut-il se méfier de ces « effets de mode » en matière de méthodologie ?
Je dirais surtout que la philosophie d’une bonne méthodologie, c’est de ne pas faire de la méthodo pour faire de la méthodo. La méthodologie est un support, un fil conducteur qui aide à se poser les bonnes questions. Il faut savoir l’utiliser pour ne pas négliger un aspect du projet… mais il faut aussi savoir s’en affranchir pour s’adapter aux situations qui se présentent.
Vous parlez de « se poser les bonnes questions ». Quelles sont, justement, ces « bonnes questions » à ne pas négliger quand on monte un projet ?
Les questions peuvent être multiples. Quelle est la complexité technique et humaine du projet ? Quelle est la maturité de l’équipe, quels leviers pourraient la développer ? Comment rendre l’équipe plus efficace ? Comment motiver chacun, individuellement et collectivement ? Il y a aussi tous les sujets liés à la fin du projet : comment démanteler une équipe qui s’est formée autour d’un projet précis ? Comment dresser le bilan sur le plan humain ? C’est en répondant à toutes ces questions que l’on peut optimiser au mieux le fonctionnement de l’équipe.
Les chefs de projet possèdent-ils, en général, cette assise méthodologique qui leur permet d’envisager toutes ces facettes de la vie d’un projet ?
Je dirais qu’il existe trois profils de chefs de projet :
- Celui qui n’a aucune méthodologie: c’est un chef de projet « à risque » car il peut passer à côté de certaines étapes primordiales dans la conduite de projet comme la phase de préparation ou la phase de bilan du projet.
- Celui qui applique la méthodologie à la lettre: souvent, c’est un chef de projet qui a suivi une formation mais l’applique comme un mode d’emploi, en suivant chaque étape telle qu’elle lui a été enseignée.
- Celui qui sait prendre des décisions en conscience par rapport à la méthodologie: là encore, il a souvent suivi une formation qui lui a permis d’acquérir la méthodologie… mais au lieu de l’appliquer à la lettre, il se pose la question à chaque étape de savoir si elle est nécessaire ou non au projet. S’il estime qu’une étape est inutile, il peut alors décider de ne pas la suivre… mais il le fait en connaissance de cause et non par oubli.
La capacité d’adaptation est donc primordiale…
Effectivement, à plus forte raison parce que les étapes essentielles ne sont pas toujours les mêmes d’un projet à l’autre. Par exemple, sur un projet technique (comme la construction d’une maison), l’étape de planification est souvent la plus importante. Sur un projet humain (comme la réorganisation d’un service dans une entreprise), les étapes primordiales sont plutôt la communication et éventuellement l’analyse des risques que l’on prend en restructurant l’organisation. Sur un projet qui implique des tâches répétitives (comme l’assemblage de voitures), l’étape du bilan est extrêmement importante afin de pouvoir évaluer ce que l’on fait bien ou mal et d’améliorer la qualité au fil du temps.
Au-delà de cette capacité à prendre en compte les spécificités de chaque projet, qu’est-ce qui fait selon vous la qualité d’un bon chef de projet ?
C’est d’abord un expert dans la conduite de projet, quelqu’un qui possède une bonne méthode de conduite de projet pour gérer au mieux les aspects techniques que j’ai évoqués (le coût, le délai, etc).
C’est ensuite un manager, qui maîtrise le management d’équipe projet – c’est ce qui fait l’objet de mon livre.
C’est enfin un leader, capable de développer son leadership pour influer sur les relations au sein de l’équipe et sur la vision d’ensemble du projet.
Est-ce que ces compétences peuvent s’apprendre ?
Oui, ça s’apprend, que ce soit la conduite de projet, le management d’équipe projet ou le leadership.
On croit pourtant souvent que le leadership est une compétence innée…
En réalité, beaucoup de compétences impliquées dans la gestion de projet ne sont pas innées : la coopération n’est pas innée, savoir parler de ses émotions n’est pas inné non plus… Dans mes formations, je cherche justement à donner des outils pour sortir des conflits par le haut en apprenant à parler de ses émotions. Je suis toujours surpris, en posant la question à mes groupes, de voir que la plupart des gens ont du mal à citer les 4 émotions primaires chez l’être humain (note : il s’agit de la joie, de la colère, de la peur et de la tristesse). Je leur apprends à en parler grâce à de petits exercices.
Apprendre à mieux se connaître, à mieux évaluer ses comportements avec l’autre et à mieux comprendre les comportements de l’autre avec soi facilite le travail en équipe. On peut aussi apprendre à réfléchir sur la finalité et le sens de sa vie professionnelle, sur l’écart entre ce que l’on fait et ce que l’on aimerait faire. C’est de cette manière que l’on trouve ensuite les bons leviers pour atteindre ses objectifs, tant sur le plan individuel que sur le plan collectif… ou encore que l’on identifie les comportements à modifier pour se développer professionnellement.
Dans le cadre d’une formation au management d’équipe projet, sur quoi mettez-vous l’accent ?
J’enseigne d’abord des stratégies fondées sur la sociodynamique. Il s’agit par exemple d’identifier les alliés et les opposants au projet pour apprendre à travailler avec les uns et avec les autres. Il faut également apprendre à développer la maturité d’une équipe : quand on crée une équipe projet, les gens forment une collection d’individus et non une équipe, il faut donc transformer cette collection d’individus en groupe, puis en équipe. Le rôle du chef de projet est d’accélérer cette maturation.
Il doit aussi apprendre à clôturer un projet : démanteler l’équipe qui y a participé, dresser le bilan… En formation, je m’appuie sur la théorie relative aux phases de deuil car elle reflète assez fidèlement les étapes par lesquelles passent les gens à la fin d’un projet.
La fin de projet a-t-elle tendance à être négligée ?
C’est un sujet rarement abordé dans la littérature et il me paraît important d’y réfléchir en conscience. Souvent, en fin de projet, tout le monde est fatigué, se dit au revoir mais beaucoup de gens restent avec un sentiment d’inachevé : « J’ai travaillé dur et je ne reçois aucun signe de reconnaissance ». Bien souvent, on n’organise pas de réunion pour clôturer le projet ou souligner ce qui a bien fonctionné… Cela peut décourager les participants et freiner leur motivation sur de futurs projets.
Lorsque l’on arrive en fin de projet, sur quels critères peut-on dresser le bilan ?
On peut, d’une part, faire un bilan technique : les objectifs ont-ils été atteints dans les délais prévus, en respectant le budget et le niveau de qualité fixés ? Ensuite, une part du bilan doit porter sur la dimension humaine. Dans mon livre, je propose deux grilles – l’une pour le chef de projet, l’autre pour les équipiers – avec une checklist pour faire le bilan humain d’un projet.
Un projet réussi est un projet dont le bilan est positif sur ces deux versants : si on a réussi techniquement mais que le bilan humain est décevant, ça signifie qu’on a encore des points à améliorer. De même, si l’équipe a passé un bon moment mais n’a pas produit ce qu’elle était censée produire, on ne peut pas considérer le projet comme un succès.
Aujourd’hui, on voit de plus en plus de métiers porter l’intitulé « Chef de projet » : marketing, e-commerce, éditorial, tous les domaines sont concernés ! Comment expliquez-vous l’engouement autour de ce mode de fonctionnement ?
Je pense que l’on s’aperçoit que la coopération est plus productive que la compétition car elle s’inscrit naturellement dans une logique gagnant-gagnant : la réussite de l’individuel et celle du collectif sont indissociables. Un certain nombre d’entreprises sont lassées d’avoir des directions entre lesquelles il n’existe aucune communication : elles souhaitent se décloisonner et justement, le mode projet permet d’instaurer cette communication entre les services et d’avoir une vision plus transversale. L’entreprise en tire un bénéfice, chaque employé également.
Selon vous, c’est donc un mode de fonctionnement qui est amené à se développer ?
Le management d’équipe projet est une tendance lourde. C’est un mouvement qui a débuté il y a de nombreuses années et dans lequel de plus en plus d’entreprises s’engagent car elles en perçoivent les bénéfices à la fois pour elles-mêmes et pour leurs collaborateurs. Je pense que la tendance ne va pas s’inverser dans un futur proche…
Quelle anecdote issue de votre expérience illustre le mieux l’intérêt d’une équipe projet ?
Quand j’étais directeur dans la grande distribution, nous lancions chaque année une formation à la gestion de projet à laquelle tout salarié de l’entreprise, quel que soit son niveau hiérarchique, pouvait participer. Cette initiative a agi comme un véritable révélateur de talents, qui nous a permis de donner leur chance à de nombreuses personnes dont les compétences n’auraient peut-être pas été valorisées de la même manière sans cette opportunité. Ça reste, à ce jour l’un des succès marquants de ma carrière.