Partager la publication "Interview : le rôle du manager de proximité décrypté par Bertrand Duséhu"
Bonjour M. Duséhu, pouvez-vous nous raconter ce qui vous a conduit à vous intéresser au management de proximité ?
Bonjour, c’est d’abord le fruit d’une évolution professionnelle. J’ai débuté ma carrière en tant qu’ouvrier électricien durant onze ans, avant de devenir co-responsable aux côtés de mon frère d’une entreprise fondée par mon grand-père dans l’électricité du bâtiment. Cette expérience de gestion d’équipe d’une dizaine d’années m’a « donné le virus » du management et m’a fait prendre conscience des challenges qu’il implique, à plus forte raison parce que mon frère et moi avions deux styles de management très différents.
Comprendre l’être humain dans l’entreprise m’intéressait. Ayant envie d’une reconversion, j’ai décidé d’entreprendre une formation en psychologie et suis devenu psychologue social, un domaine qui touche de près à la sociologie.
Il y a quatre ans, j’ai fait le constat qu’il n’existait aucun livre entièrement dédié au management de proximité. Nourri par ma propre expérience aux côtés de mon frère, ainsi que par celle acquise dans toutes les entreprises pour lesquelles je travaille depuis plus de vingt ans, j’ai décidé d’écrire sur le sujet.
Pouvez-vous nous en dire plus sur le management de proximité ? En quoi consiste ce rôle, quelle est sa spécificité par rapport au management au sens large ?
Le manager de proximité joue d’abord un rôle d’interface entre le monde du travail (les gens de terrain) et le monde du management, à la différence d’un top manager qui n’a sous ses ordres que d’autres managers. Le manager de proximité est d’ailleurs souvent issu du terrain. Ce lien étroit avec le terrain donne au manager de proximité une responsabilité spécifique : celle de devoir apprendre à composer avec des personnalités totalement différentes dans une même équipe. Le top manager, lui, a peu de personnes sous ses ordres directs et est donc moins confronté à ce challenge.
D’une entreprise à l’autre, ce rôle d’interface peut être plus ou moins présent. Il arrive que le manager de proximité ne trouve pas sa place et que ses supérieurs aillent directement trouver l’équipe au lieu de respecter la chaîne managériale. Difficile alors pour lui d’être légitimé dans son rôle !
Vous dites avoir constaté l’absence de livre dédié au management de proximité. Selon vous, à quoi cela est-il dû ?
La France a tendance à être un pays élitiste qui valorise davantage le top management que le management de proximité. Le manager de proximité n’y est pas très reconnu dans ses fonctions.
Pourquoi ce manque de valorisation ?
Le top management a parfois le sentiment de valoriser un salarié en le nommant à un poste de manager de proximité mais dans les faits, considère encore souvent que la fonction n’a pas de rôle majeur à jouer. En France, on est encore dans un style de management très « ambigu » : on a l’envie de faire des choses novatrices mais on revient souvent à un management très paternaliste.
Je l’ai vécu lors d’une collaboration avec un fabricant automobile : il prônait un management très participatif mais dans les faits, celui-ci alternait avec un management coercitif. La peur de laisser de la liberté aux gens peut être compréhensible mais la France reste néanmoins à la traîne par rapport à certains pays, comme les pays anglo-saxons où le manager de proximité possède beaucoup plus d’autonomie et de responsabilités que chez nous.
Vous évoquez des spécificités culturelles propres à la France. Comment se passent les choses dans d’autres cultures ?
Au Japon, il existe par exemple le lean manufacturing, une méthode de production associée à un style de management où l’on privilégie l’autonomie et la responsabilité de chacun, les salariés se voient tous confier un certain pouvoir sur leur production. Aux Etats-Unis, il y a la notion « d’empowerment » : on laisse les salariés gérer car on présuppose qu’ils ont les compétences nécessaires pour mener à bien leur mission. Le lean manufacturing est largement mis en place en France mais pas toujours avec l’accompagnement que devraient avoir les managers pour le faire vivre de façon efficace.
Par comparaison, en France, on a l’image du « chef qui sait » : les managers ont tendance à s’impliquer dans le travail des salariés et à prendre des décisions pour eux au lieu de jouer davantage un rôle « d’aiguillage » ou de « catalyseur ». Les gens ressentent cette ambiguïté au sein des équipes, on les incite d’un côté à être autonomes et de l’autre, on intervient dans leur travail.
On essaie parfois d’importer certaines méthodes venues de l’étranger mais ce n’est pas toujours couronné de succès. J’ai beaucoup travaillé à la mise en place de lean avec des consultants spécialisés et je sais l’importance de l’accompagnement des managers, et pas seulement des managers de proximité, afin de faire évoluer leurs comportements managériaux pour que ça fonctionne efficacement, car le lean est une philosophie du travail. Ce n’est pas seulement de la technique, des standards et des procédures comme malheureusement trop de consultants le croient et l’appliquent.
Vous avez d’autres exemples en tête ?
Quand je travaillais pour le fabricant automobile que j’ai évoqué, il avait importé un concept très prisé au Japon : celui de la boîte à idées. Chaque salarié est invité à y déposer des idées pour améliorer le travail au quotidien. Mais là où, au Japon, le salarié est systématiquement informé des suites données à son idée, qu’elles soient positives ou négatives, en France il n’y avait bien souvent aucun retour sur les suggestions proposées si bien que la boîte à idées a vite été délaissée.
Je suis conscient que mes propos peuvent donner une mauvaise image du management à la française mais nous avons aussi des atouts : nous sommes les champions du « système D », nous avons une grande polyvalence et une grande réactivité là où chez certains de nos voisins comme les Allemands, une prise de décision exige plus de temps parce qu’elle est tributaire d’experts cloisonnés.
Vous parlez de réactivité, est-ce la clé de l’efficacité d’un bon manager de proximité ?
Il est surtout primordial qu’il soit légitimé dans son rôle par son équipe et par sa hiérarchie, car le manager de proximité travaille aux côtés de cette équipe tout au long de la journée, il doit donc se faire accepter et être reconnu par les gens. C’est un équilibre qui n’est pas toujours évident à trouver : certains mettent de la distance à l’excès tandis que d’autres tombent dans le « copinage ».
La réactivité est bonne si elle est ponctuelle, elle devient nocive si elle est systématique. Encore faut-il que le manager de proximité ait une vision de sa mission lui permettant d’anticiper afin de ne pas toujours être dans cette réactivité.
Parfois, certains salariés sont nommés managers de proximité et sont amenés à manager leurs anciens collègues. C’est une situation délicate, n’est-ce pas ?
J’ai à ce sujet une anecdote vécue en Afrique : j’ai rencontré des managers de proximité ayant sous leurs ordres le chef de leur village. Au travail, il était simple ouvrier sous l’autorité du manager. Au village, il redevenait le chef. La situation peut tout à fait se passer harmonieusement. Mais souvent, elle se révèle délicate pour le manager qui est parfois mis en défaut par ses anciens collègues.
Quand une difficulté survient, elle provient souvent du fait qu’un bon technicien ne fait pas nécessairement un bon manager. Le top management n’en a pas toujours conscience : ce n’est pas parce qu’une personne est performante dans son activité d’ouvrier par exemple qu’elle a la capacité à manager une équipe. J’ai déjà rencontré au fil de mon parcours des personnes nommées à des postes de management alors même qu’elles ne se sentaient pas l’étoffe d’un manager, elles étaient pleinement conscientes de ne pas avoir cette capacité à manager.
Confier à quelqu’un un poste de manager de proximité est souvent perçu comme une promotion que l’on accorde, une évolution dans l’entreprise, si bien qu’il est impossible de faire marche arrière. Le manager de proximité peut alors devenir très laxiste ou au contraire très autoritaire, sans mentionner l’angoisse qui découle du sentiment de ne pas être à sa place dans ce rôle.
Comment peut-on former ces managers de proximité pour qu’ils soient plus à l’aise dans leurs fonctions ?
Lors de mes formations, j’essaie de mettre en place des jeux de rôles sur les problématiques qui sont les plus douloureuses pour les managers, comme la gestion des conflits. Je filme les participants puis nous regardons et analysons la vidéo ensemble, l’occasion de leur faire prendre conscience de leurs capacités mais aussi de leurs faiblesses éventuelles afin de leur éviter d’y succomber.
Quel type de faiblesse constatez-vous en général ?
Leur faiblesse est souvent de chercher à se faire aimer… Ils choisissent de taire les choses négatives ou, à l’inverse, de les souligner sans prendre de gants. Un manager n’est pas là pour être aimé mais pour manager… et ça implique, parfois, de traverser des moments où l’on est rejeté. Ce rejet fait partie du jeu mais si le manager est légitime aux yeux de son équipe, ça ne dure jamais longtemps.
C’est pour cette raison qu’il est important d’apprendre à parler des choses négatives car si le manager ne dit rien à ce sujet, il ne se légitime pas lui-même.
J’imagine qu’il y a aussi des manières d’exprimer les points négatifs…
Absolument, je travaille justement avec de petits outils qui permettent aux managers de proximité de comprendre que lorsque l’on a une remarque à faire, il faut toujours la faire par rapport à une action, et jamais par rapport à la personne elle-même. Ce n’est pas la personne que l’on remet en cause mais l’erreur factuelle qu’elle a commise. Le but étant d’éviter les jugements de valeur qui posent de gros problèmes en management.
Le but n’est pas de rechercher un fautif – ce que l’on fait encore trop souvent – mais plutôt de comprendre l’origine du problème, les déterminants qui ont conduit à commettre une erreur et comment ne plus la refaire.
Vous mentionniez tout à l’heure que tout le monde n’était pas fait pour le management. Que peut apporter une formation à ces managers en souffrance ?
On essaie de leur donner des clés pour leur éviter les erreurs les plus courantes. La formation leur permet d’évoluer, à défaut d’avoir ces capacités managériales « instinctives » dont bénéficient certaines personnes. Le jeu de rôles, justement, aide beaucoup.
Le manque de compétences managériales est-il le seul obstacle que vous constatez ?
Non, beaucoup de managers de proximité manquent aussi de temps pour assurer correctement leurs missions de management. Certains ont encore des tâches de production à effectuer, ils sont parfois ouvriers à 90% et managers à 10%. Ils sont donc confrontés au challenge de devoir être aussi productifs que les autres tout en ayant moins de temps que les autres.
Est-ce aussi lié, de la part du top management, à l’absence de prise de conscience des réalités du terrain ?
C’est possible et là aussi, c’est une question de culture : chez les Japonais par exemple, un top manager doit d’abord passer six mois à un poste subalterne avant de prendre ses fonctions, afin de mieux mesurer les problématiques du terrain, idem pour les ingénieurs. En France, l’idée du patron ou du manager qui prend la place d’un salarié n’existe pas, hormis de manière ponctuelle à des fins de communication.
J’ai dans mon entourage une connaissance qui a été nommée en Corée et qui a eu la surprise de découvrir que là-bas, on ne parle jamais des problèmes dans la journée… mais toute l’équipe se retrouve au bistrot après le travail pour en discuter. De même, dans l’entreprise où il travaille, le vendredi après-midi est consacré au karaoké et toute l’entreprise, de l’ouvrier au DG, participe. La dimension élitiste du management telle qu’elle peut exister en France ne se rencontre pas là-bas.
Est-ce qu’un manager de proximité peut devenir un bon dirigeant ?
C’est une évolution rare mais possible. J’ai en tête une personne qui a été manager de proximité durant 4 ans avant de prendre la direction de toutes les attractions d’un parc de loisirs puis de devenir directeur général d’un autre parc de loisirs. Il a un talent inné et une personnalité qui permet ce type d’évolution mais ce n’est pas le cas de tout le monde.
En tant qu’auteur et formateur, vous êtes à même de constater les transformations de ce rôle de manager de proximité. Remarquez-vous des évolutions ?
Je pense que les nouveaux managers sont moins dans l’autoritarisme qu’avant. Les jeunes ont cette ouverture au monde que n’ont pas les générations précédentes, j’en vois de plus en plus qui à trente ans ont déjà eu des expériences dans des pays étrangers. Un manager doit être directif à certains moments, savoir prendre une décision, en particulier si des problèmes surviennent… mais il n’a pas besoin d’autoritarisme pour le faire. La nouvelle génération me semble davantage dans la négociation, l’écoute… Elle s’éloigne de l’époque où le chef donnait un ordre et où les ouvriers l’exécutaient.
La France a cette capacité à évoluer, elle a une culture de l’intellect très forte et je pense que cela peut redonner de la valeur à chacune des strates de l’entreprise. On change doucement… mais on change !
En transition professionnelle, j’avais du mal à trouver un titre de poste qui reflète mon expérience du manager, sur le terrain avec mes équipes mais également à la tête de plusieurs TPE. En lisant votre article, j’identifie complètement avec ces compétences, difficultés, exemples et façon de travailler avec le personnel. Enfin, je peux mettre un mot sur mon style de management ! ( qui récemment a été considerée comme « atypique » mais « intéressant » par un cabinet de recrutement 😉 Un grand merci!